Premier exportateur de pétrole brut d'Afrique avec 2,5 millions de barils par jour et sixième au niveau mondial, le Nigeria, pays le plus peuplé du continent avec 130 millions d'habitants, reste un des plus pauvres du monde, les trois-quarts des Nigérians vivant avec moins d'un dollar par jour. Exporté à 44% vers les Etats-Unis et à 39% vers l'Europe, le pétrole nigérian plaît dans un monde post-11 septembre, d'autant qu'il est léger en soufre et facile à raffiner. Mais le delta du Niger, où se trouvent les gisements de pétrole, est en « crise ». Les affrontement y sont fréquents et l'Etat n'assure pas sa fonction de service public laissant les compagnies pétrolières gérer elles-mêmes la situation
Un soir d'été 1998, le général San Abacha, alors au pouvoir, fut retrouvé mort dans son lit avec trois prostituées.Pas besoin d'autopsie, la cause du décès sautait aux yeux : « surmenage sexuel » ! C'était désormais officiel... Malgré les violences criminelles et les conflits interethniques omniprésents, il n'y a officiellement pas de guerre dans le delta du Niger. Une crise tout au plus. Un simple surmenage. Au Nigeria, l'officiel sert autant que le gouvernement dont il est l'outil. À rien.
Un business lucratif Conséquence malheureuse des programmes de réajustement de la Banque Mondiale des années quatre-vingt, à l'instar de nombreux pays d'Afrique subsaharienne, l'Etat est absent, remplacé par des entreprises privées.Sauf, bien entendu, lorsqu'il s'agit de récolter les recettes qui émanent du secteur pétrolier ou de réprimer dans la violence les manifestations d'habitants miséreux car l'or noir n'enrichit guère les pauvres. Et, pour la population locale, désormais dans le delta, l'Etat porte le nom des géants pétroliers qui y sont présents.
Par le biais de joint-ventures, le gouvernement fédéral prélève environ 60% des recettes pétrolières des six majors implantées dans le delta du Niger : Shell, première compagnie de la région, Mobil, Elf Aquitaine[1] - surnommée Elf Africaine - Chevron, Texaco et Agip. Les retombées économiques pour la population nigériane, et plus particulièrement pour les habitants du Delta,sont quasi-inexistantes alors que les comptes en banque off-shore de la classe politique croissent plus rapidement que les plates-formes du même type en haute mer.On estime à environ 300 milliards de dollars la rente pétrolière du Nigeria pendant le dernier quart du vingtième siècle !Or, selon le PNUD, en 2003, la part du revenu national revenant aux 10% des plus pauvres du pays était de 1,6% contre 55,7% pour les 10% les plus riches. À titre indicatif, le rapport en France était de 2,8% contre 25,1%.
Un Delta enflamméLa constitution nigériane stipulant que 13% de ces recettes soient retournées à l'Etat d'origine sur la base de dérivation, les tensions interethniques dans le delta du Niger s'en retrouvent exacerbées. L'Etat du delta, créé en 1991 par le régime militaire du général Babangida, comprend trois ethnies : les Ijaws, largement majoritaires, les Urhobos, et les Itsekiris. Ces derniers, minoritaires, dominent la structure gouvernementale locale puisqu'ils sont proches des Yorubas - ethnie majoritaire au Nigeria - notamment par la langue. Ce sont donc ces « happy few » qui négocient directement avec les compagnies pétrolières et détournent à leur tour les recettes de l'or noir. Les élections de 2003 et 2004 n'ont rien changé à la donne, bien au contraire, puisque entachées de violences, manipulations et fraudes.
Pas d'accès à l'eau potable. L'éducation encore moins. Services de santé inopérants. Les seules routes goudronnées sont celles qui mènent aux installations pétrolières. La frustration de la population locale se porte donc directement sur ces majors qu'elle considère comme représentants « officiels » de l'Etat. Les employés sont souvent victimes de prises d'otages ; les attaques à main armée et les sabotages de pipelines (plus communément appelé le « bunkering ») sont fréquents, ce qui ralentit considérablement la production. Le marchénoir du brutse fait non seulement avec la complicité des employés mais aussi avec celle de certaines forces de sécurité - issues, pour la plupart, directement de l'armée - qui sont censées les protéger.En résultent de nombreux cas de pollution qui détruisent l'agriculture locale etbien entendu, les compensations sont rarissimes. Ajoutez à cela, les expropriations de terrain arbitraires au bénéfice des compagnies pétrolières, les majors organisent eux-mêmes la sécurité de leurs installations car les habitants sont de plus en plus furieux des injustices à répétition pour un bien qu'ils considèrent comme le leur.
Un Etat dans l'Etat Ainsi s'installe une complicité, voire une collusion, entre les forces sécuritaires de l'Etat et les compagnies pétrolières, certaines allant jusqu'à payer les salaires des policiers nigérians. « [Elles] agissent trop souvent de concert avec le gouvernement et parfois même commettent des actes plus graves encore, » s'inquiétait Bronwen Manby, directrice adjointe de la Division Afrique de Human Rights Watch en 1999 alors que le général Olusegun Obasanjo - un des fondateurs du NNPC [2] - remportaitl'élection présidentielle. Exemple révélateur parmi tant d'autres: en 1990,Shell fait appel augouvernement pour contenir des manifestations dans la ville d'Umuechen qui menacent la production. Quatre-vingt civils non armés sont tués et des centaines de maisons incendiées. Parallèlement, certaines organisations mafieuses ne sont pas inquietes grâce à leurs relations avec le pouvoir local[3].
Afin de résorber l'hostilité à leur égard, les opérateurs ont ces dernières années, peaufiné leurs relations publiques. Une politique de développement qui a vu par exemple Chevron et Texaco signer un accord régional, en 2002,avec le Programme des Nations Unis pour le développement. À base de projets développés en concertation avec les communautés, les habitants se retrouvent avec des écoles, de l'eau potable, des moyens de transport, des habitations à loyer modéré. Tout ce que l'Etat devrait assumer lui-même. On est alors loin des négociations pour un service minimum. En vingt ans, Shell a construit 250 écoles, équipé vingt centres de santé, et installé une centaine de systèmes d'adduction d'eau. Malheureusement, ces projets d'aide au développement sont trop souvent montés de manière sporadique, désorganisée, engendrant des tensions entre différents villages parfois, et de manière récurrente entre les ethnies aggravant le tristement célèbre virus de la fragmentation.
Malgré cette politique de « bon voisinage » avec les habitants du Niger, les tensions demeurent. La communauté Ijaw, notamment, se fait de plus en plus menaçante envers les multinationales qui se substituent à un Etat, fantôme et oppressif à la fois.L'insécurité grandissante ne remet pourtant pas en cause, pour l'instant, la présence d'une exploitation du pétrole qui reste tout de même lucrative. C'est en fait l'Etat nigérian lui-même qui risque de perdre le contrôle de la situation, c'est-à-dire de la manne pétrolière. Car malgré le soutien relatif de l'Occident au pouvoir nordiste, non seulement en ce qui concerne la crise dans le delta du Niger mais aussi la corruption endémique présente dans tout le pays [4], les compagnies pétrolières, elles, semblent lasses de se séparer d'une énorme part de leurs bénéfices à un gouvernement qui ne garantit qu'à peine leur sécurité. Elles seraient d'ailleurs prêtes à encourager voire financer une éventualité que nombreux dans la région avancent depuis des lustres : la sécession du delta du Niger.
Yannick DemoustierSources :
hrw.org, www.monde-diplomatique.fr l'intelligent,undp.org,
Negrologie, Pourquoi l'Afrique meurt, Stephen Smith, calmann levy, 2003
Carte :
http://www.izf.net/izf/Documentation/Cartes/Pays/supercartes/nigeria.htm